LES ACCIDENTS DU NOUVEAU MONDE
Je suis arrière-petit-fils d’immigrants européens qui avaient tenté leur chance au nouveau monde, et qui ne sont jamais retournés disons chez eux. Aujourd’hui, je me sens tellement attaché à la terre où ils sont arrivés que l’idée qu’ils soient partis m’étonne toujours : qu’ils aient eu le courage de se lancer dans un monde nouveau sans espoir ou même sans envie de retour devant ce qui pour eux, et surtout pour cette époque, était plus ou moins de l’ordre de l’imprévisible.
Par
cet accident de mon histoire personnelle, je pourrais commencer à expliquer mon
intérêt pour l’idée du nouveau, dans la perspective de ce qu’on
nomme ici, dans ce Musée, le nouveau monde. Partir de chez soi, ou
regarder quelqu’un d’autre, c’est toujours aller vers l’imprévisible, ou pour
le dire d’une façon plus spéculative, se mettre dans l’imminence d’un accident de
l’histoire. Le rapport à cet accident qu’on appelle le nouveau peut
donc avoir plusieurs manières de se manifester. Le topos qui
donne raison d’être à ce Musée – le nouveau monde – garde pour moi une
proximité avec cet accident, l’accident de l’histoire, quelque chose de l’ordre
d’une ouverture ou d’une chute, en tout cas, relevant du fait que quelque chose
arrive, que quelque chose se montre comme jamais auparavant. L’événement
historique du nouveau monde serait proche de ce qui nous arrive, de ce qui nous
advient ; et on pourrait l’accompagner en soulignant la métaphore de
l’accident, et de la chute.
Je
ne vous propose pas une promenade par les oeuvres du Musée. Je n’en serais pas
capable, n’étant pas historien, ou critique d’art. Il m’a semblé mieux de vous
entretenir rapidement sur cette métaphore de l’accident, qui est bien présente
et qui, pour moi, renvoie directement à l’idée qu’on peut avoir de l’intérieur des
choses, par exemple, l’intérieur des terres découvertes et exploitées par les
Européens ; c’est-à-dire l’accès qu’on peut avoir à l’intimité, à l’inconnu en
quelque sorte de soi-même, si l’on pense à l’immense investissement culturel et
imaginaire qui a été pour les Européens ce qu’ils appellaient le nouveau monde,
c’est-à-dire aussi un autre monde. Pas un deuxième ou un
troisième monde, qui s’ajoute, mais un autre.
Peut-être
ce qui intéresse le poète et la poésie aurait aussi un intérêt pour la lecture
de certaines oeuvres dédiés, certes, à une réalité historique et géographique,
mais qui pourraient aussi être réinterprétées à partir du fait qu’elles ont
rapport à une idée ou à une métaphore. (Oui, parce que pour
dire l’autre monde, tout en sachant qu’il ne peut y en avoir qu’un,
il faut faire usage d’une métaphore). Ce qu’on appelle le « nouveau
monde », donc, cette idée ou cette métaphore, on le sait, lance des
racines dans la culture chrétienne et dans l’imaginaire du moyen âge européen.
Et c’est en tant qu’elle est liée à des schèmes de rédemption ou de
condamnation tels que la terre promise (par exemple, de l’enrichissement) ou
encore la punition (figurée par exemple dans la menace du cannibalisme) – c’est
comme cela que cet imaginaire se manifeste, c’est-à-dire qu’il se trahit, d’une
certaine manière.
Pour
aller vite et pour ne pas assumer la tâche de parler des questions d’une si
grande envergure, je me rapproche à nouveau de mon intérêt personnel et de mon
dernier projet d’écriture poétique qui ont eu (et qui ont encore) à faire avec
l’idée d’intérieur. L’intérieur (un mot en portugais très proche : interior,
comme le latin) est un mot courant au Brésil pour désigner non pas seulement ce
qui s’oppose à l’extérieur du pays, mais aussi ce qu’en français on devrait
plutôt appeler province, ce qui s’oppose à la capitale, à la grande
ville. Par endroits, ce sens du mot s’approche de ce qu’on appelle sertão,
paysage semi-aride des campagnes profondes, qui est un paysage important pour
la culture et pour la littérature brésilienne. En tout cas, c’est pour moi un
mot qui pose la question de l’appartenance, car je suis né dans cet habitat
presque rural et d’une certaine façon j’ai choisi d’y revenir pour travailler
et pour vivre.
Je
dirai que, pour moi, le nouveau monde est en jeu à l’intérieur, si on pouvait
maintenant comprendre intérieur non seulement comme un paysage
géographique, mais en même temps comme un trait affectif ayant rapport à un
problème anthropologique. Au Brésil, l’Européen a fondé une civilisation foncièrement,
si je puis dire, côtière, près de la côte, au long de la côte. La grande
majorité des capitales régionales au Brésil, d’ailleurs les villes les plus
anciennes du pays, sont situées en face de l’océan Atlantique. La sociologie
brésilienne a souvent affirmé que les Brésiliens sont comme des crabes, qui
regardent toujours vers l’Europe, et qui tournent le dos à l’Amérique Latine.
Je ne discute pas la vérité sociologique de cette affirmation, mais je ne crois
pas qu’elle m’empêche de soutenir que l’art et la civilisation au Brésil – et
même par dénégation – n’ont jamais détourné leurs yeux de l’intérieur, de la
virtualité ou du phantasme de l’intérieur, lieu qui garde souvent le sens de
son identité et les défis de son futur, même aujourd’hui si on pense, par
exemple, aux impératifs de la préservation et de l’écologie – qui est la
contre-partie d’une logique d’exploitation de la nature la plus
« coloniale » pour ainsi dire.
Le
premier texte écrit sur place, au Brésil, a été une lettre d’information du
chroniqueur de bord du bateau de Pedro Alvares Cabral, dans l’année 1500,
rendant compte, au roi du Portugal, de la « découverte » des terres.
La lettre de Pero Vaz de Caminha qui, en manque de repère historique et
linguistique indiscutable, fait figure d’ouverture pour la littérature
brésilienne, raconte l’arrivée des bateaux et les premiers contacts avec les
indigènes. Tout se passe, là aussi, à la plage – mais l’intérieur ne manque pas
d’être indiqué par les mains et par le bout des doigts des personnages,
si j’ose dire, de cette lettre. Ce texte, à mi-chemin entre le document
historique et la fresque exotique, est porteur d’une ambiguïté frappante entre
l’objectivité d’observation et l’empreinte de l’imaginaire d’un Européen de la
fin du XVième siècle, ambiguïté qui n’échappe pas au lecteur
d’aujourd’hui. On retrouve, chez celui qui est le premier à raconter le nouveau
monde brésilien, un intérêt décisif pour le paysage, pour la qualité et la
richesse présumées des terres, l’attention à la description physique et des
moeurs des Indiens, avec une obsession bien particulière pour le sexe des
femmes. On remarque, bien évidemment, la tentative de donner à voir, à un
destinataire éloigné, à la cour européenne, les particularités ou les
excentricités de la nouvelle terre qui par sa découverte vient d’être annexée
au royaume du Portugal.
Quand
on a sous les yeux les représentations du nouveau monde par des artistes
voyageurs, dans toute l’époque coloniale, et même très tard, disons dans le XIXième siècle,
on retrouve le même goût de l’insolite, de la différence qui attire, une
différence qui est en même temps redoutable. Remarquez l’intérêt des oeuvres
pour la représentation de la nature, des Amérindiens, plus tard des esclaves
noirs, des animaux, les curiosités grotesques et sauvages. Ce que je trouve
frappant dans cette iconographie du nouveau monde c’est le mélange de la
description quasi-scientifique, la composition de répertoires botaniques ou
ethnographiques (dont la nature change évidemment selon les époques), avec une
attention très nette pour la « curiosité », ce qui n’est pas tout à
fait de l’ordre de la description objective, scientifique, mais qui fait appel
souvent à l’amusement et à la construction des décors, je dirai,
pour la mise en place d’une certaine idée. « Les particularités curieuses
de l’Ile de Saint-Cristophe », par exemple, est le nom d’un document de ce
Musée. L’association est à faire, bien sûr, avec les « cabinets de
curiosités », ce qui constitue presque un genre ou une convention pour l’art
et pour les recherches naturalistes.
Dans
la représentation du nouveau monde il y va donc d’un intérêt pour l’insolite
qui excède l’objectivité de la connaissance. S’il y a un intérêt assumé,
il est donc important de penser que le sens de cet insolite n’est pas simplement
celui du registre clair, général et objectif d’un monde qui était
inconnu : il ne se sépare pas de ce qui était déjà recherché, choisi
disons par avance, dans un monde qui, dans l’ordre de l’imaginaire, est aussi
bien retrouvé que découvert. Et dans ce sens l’insolite peut être compris aussi
comme l’expression d’un désir, d’un préjugé, ou d’une ignorance, si on veut. On
pourrait parler d’un point aveugle, puisqu’il s’agit d’œuvres visuelles :
une certaine cécité qui consisterait à ne voir que ce qu’on reconnaît, qu’on
est prêt à voir. Or ce point de défaillance du regard n’est pas absent de la
réflexion traditionnelle sur l’art ; ce que je souligne, en regardant
quelques oeuvres de ce Musée, c’est que souvent la représentation du nouveau
monde a été faite dans la perspective de l’intérieur, par le biais de
sa centralité, de son imminence et de son pouvoir d’organiser le
visible, en produisant souvent des nouvelles couches de cécité, d’ignorance ou
d’incognito. Il n’est pas sans intérêt de remarquer ce point aveugle du
point de vue géographique, dans certaines cartes qui sont exposées ici, et qui
prennent le nom de « parte incognita », la partie inconnue, ou bien,
« terra incognita », la terre inconnue.
Le
chroniqueur Pero Vaz de Caminha rapporte qu’à certains moments les tribus qu’il
rencontre sur la côte du Brésil, et qu’il appelle alors les
« Indiens », avaient les doigts tournés vers l’intérieur, vers l’incognito.
Ils faisaient des signes d’abord vers le collier d’or du capitaine, vers un
chandelier en argent qui était sur le bateau, puis vers l’intérieur des terres.
L’Européen qui fait le récit de cette scène croit comprendre que ces anges du
nouveau monde, par ces gestes, indiquent l’existence et la direction de la
richesse, d’un certain paradis terrestre. On pourrait se demander dans quelle
langue ce paradis est communiqué, reconnu ou certifié, sinon dans la solitude
de cet observateur qui interprète le langage muet d’un peuple inconnu. De la
même façon, le sexe de ces anges ne manque pas de lui promettre la proximité du
bonheur. Pour le chroniqueur, le sexe des femmes nues – très haut dit-il et
sans poils – n’a pas à proprement parler de nom, ne peut avoir de nom que celui
qui marque justement l’interdit collé à la peau et à la culture de celui qui
observe : il revient donc plusieurs fois sur ce qu’il appelle (il ne dit
pas le sexe, mais) les « vergognes » des femmes, même s’il remarque
l’innocence de celles-ci. Il y revient sans cesse, il trouve beau ce qu’il
voit, surtout il reste surpris. Et pour exprimer cette surprise il utilise une
figure de langage, un calembour en fait assez grossier : il affirme que
les femmes portugaises auraient dit-il « vergogne », c’est-à-dire
honte, dans la comparaison entre les vergognes de ces indiennes et les leurs.
La fascination, mais aussi la pudeur, la retenue, la honte chrétienne devant
l’interdit de la nudité du corps inaugure et ferme en même temps la découverte
du nouveau. La métaphore morale pour dire ce qui manque de nom est le nom pour
ce que l’Européen est incapable de voir.
Dans
certains tableaux exposés au Musée, on perçoit l’intérêt décisif de montrer le
nouveau, le jamais-vu, par le choix thématique et stylistique de la curiosité,
de l’insolite, ou encore de l’exotique. Ex-otique. Définit
comme ce qui est de l’ordre du dehors, de l’hétérogène à la vision, de
l’invisible attirant, l’exotique est une manière – et une manière paradoxale –
de parler du nouveau. Le registre des curiosités, des déviations de la nature
et de la civilisation européennes y occupe une place importante, comme pour le
cas des plantes, des animaux, des hommes. Si d’une part on y retrouve le souci
du régistre géographique et ethnographique, d’autre part, comme je l’ai
suggéré, l’insistance sur la présence de l’extra-ordinaire pourrait être vue
comme une manifestation de l’aveuglement devant le nouveau.
Ce
que je veux dire c’est que, d’une certaine façon, on va vers le nouveau monde
pour retrouver ce qu’on sait déjà, c’est-à-dire, ce qu’on ne peut pas ne
pas voir. Si on ne peut pas ne pas voir ceci ou cela, donc on ne voit pas
vraiment. Autrement dit : si on ne voit que ce qu’on ne peut pas ne pas
voir, on ne voit pas ce qu’il y a à voir. Si c’est le concept moral de vergogne que
je vois, c’est que je regarde ou que j’envisage une idée de la sexualité que je
ne peux pas voir. À la plage ou à l’orée du nouveau, on s’arrête, on hésite, on
spécule. La langue hésite, le langage est dans l’entre-deux, épouvanté devant
quelque chose perçue comme de l’ordre du merveilleux ou du monstrueux. Comment
parler du sexe des anges ? Comment tenir en laisse l’alligator (comme dans
la tapisserie « America », d’après Ludwig van Shoor)?
*
Nous
sommes donc à la plage, lieu où on arrive, où arrive la « terra
incognita ». On imagine l’Europe derrière, dans le dos, à la place du
peintre. Rappelons que rarement le tableau regarde la mer, sauf pour montrer
les bateaux, pour montrer le fait qu’on arrive (tapisserie
« America ») . Le centre de la scène du nouveau monde est la
plage, la clairière, en tout cas un espace ouvert, où la nature ne ménace plus,
ou pas encore, où la lumière s’expose dans sa plénitude. Vers le fond et vers
le centre de la scène de la civilisation en train de s’installer, on retrouve
très souvent, surtout dans les paysages peints du Musée, une rivière, un cours
d’eau, mais aussi des lacs, des marais – c’est-à-dire des frontières, des lieux
de passage. On sait que la rivière est très souvent le chemin d’entrée au coeur
de l’inconnu pour le conquistador, appelé dans le Brésil du XVIIième et
XVIIIième siècles « bandeirante » (celui qui
apporte le drapeau, comme pour prendre possession) ; la rivière est
aujourd’hui encore le chemin d’entrée pour le scientifique ou pour le service
humanitaire par exemple dans les confins de l’Amazonie. Ce sont les veines, les
conduits par lesquels on introduit le soi-disant « remède » de la
civilisation afin de sauver des hommes, comme pour le Portugais au XVIième siècle
« sauver des âmes »...
La
rivière fait figure d’un chemin d’entrée ou d’un passage vers l’intérieur, même
si d’ordinaire (ce qu’il est plus important, ici) elle vient de
l’intérieur, elle coule de l’intérieur, et souvent elle tombe depuis
l’intérieur.
Dans
« Les Chutes de Montmorency » (de George Heriot) ou dans
l’« Expédition d’un botaniste en Amérique » (de Nicolas-Didier
Boguet), par exemple, des tableaux faits vers le tournant du XVIIIième siècle,
on remarque cette présence de la rivière, du cours d’eau, du passage et de la
chute. Si on regarde les aquarelles de Jean-Baptiste Debret ce sont aussi des
petites rivières et des chutes d’eau. Le Niagara, dans ses différentes
versions, attire toujours le voyageur. Mais ce qui me semble important c’est
que souvent la rivière qui coule ou qui tombe depuis un espace invisible
fonctionne comme une espèce d’axe autour duquel se compose ou se dispose la scène,
l’organisation de ce qui est montré par le tableau. Ce point central est
souvent fort et lumineux : un personnage parfois aussi important et même
plus important que ceux qui sont au premier plan. Le devant de la scène où l’on
retrouve des hommes affairés aux choses de la civilisation tend même parfois à
s’assombrir, comme dans « Les Chutes de Montmorency » où les bateaux
qui passent devant sont déjà dans la pénombre, tandis que la chute d’eau se
montre plus clairement, au fond.
La
rivière est donc le chemin d’entrée par lequel on remonte les terres, en
amont... mais elle est aussi une chute, un accident qui attire le regard du peintre,
le point où cette porte d’entrée se montre aussi bien comme interdiction, comme
menace. La chute est une ellipse de l’idée du passage, de la
transposition ; c’est une ellipse donc par laquelle l’intérieur est mis en
jeu. Pour celui qui regarde le tableau, l’intérieur, la vérité du nouveau
monde, reste dans l’ordre d’un possible impossible.
Dans
l’« Expédition d’un botaniste en Amérique », le travail est
similaire. Le botaniste gesticule, les mains tournées vers l’intérieur comme
pour le désigner. Il se maintient le dos tourné vers l’observateur – comme fait
le peintre devant ce qu’il voit – avec des gestes élégants et savants. Ceux qui
accompagnent l’expédition, les collaborateurs, apparemment aliénés des enjeux
du voyage (sauf pour le jeune homme qui regarde un brin d’herbe à la loupe),
sont les seuls à se montrer de face, tout comme le monde physique environnant.
Le fait que les deux hommes qui parlent aient le dos tourné renforce à mon avis
l’opposition entre la connaissance et la nature.
Mais,
justement, dans ce tableau c’est la rivière qui vient, la chute d’eau qui
tombe, ce qu’il y a d’attirant et d’inexorable dans la composition, ce qui
l’organise depuis son centre. Que la rivière soit un passage, en quelque sorte
le confirme le pont suspendu qu’on perçoit ou qu’on devine, au fond, dressé sur
l’abîme. Le désir de franchir la limite, de pénétrer cet intérieur se dispose
donc sur deux plans. L’humain sur le pont est le parallèle du botaniste :
il correspond en quelque sorte au botaniste qui est au premier plan, par son
projet de connaissance, par son désir de franchir. Dans un tableau nommé
« Paysage des Antilles » (de Léonard Alexis Dalige de Fontenay), nous
retrouvons une situation du même type, avec la rivière qui descend de droite à
gauche du tableau, ayant en parallèle un aqueduc, au fond.
Dans « Expédition
d’un Botaniste en Amérique », la rivière reste perpendiculaire,
elle traverse le projet de l’occupation et la science, elle les défie. On
pourrait même penser qu’elle menace de le submerger, d’engloutir la petite île
rocheuse où se dispose le point de vue de la connaissance. L’eau contourne,
elle enveloppe l’île où demeure provisoirement la civilisation, par le moyen de
la suggestion de l’imminence de la traversée et de la chute.
De
toutes ces rivières, ces lacs, ces bras de mer, ces marécages, ces figures du
passage, ce qui assume plus visiblement le centre des attentions est donc cette
chose qui se précipite : la chute ou l’accident du paysage communique avec
l’accident du regard cherchant à voir là où il n’y a pas grand chose à voir,
sauf son propre désir de voir, ses raisons de voir ce qu’il lui arrive de voir.
Si l’eau qui arrive de l’intérieur organise le paysage, par la chute elle lui
attribue aussi, en même temps, la suspicion de l’infranchissable. La chute
porte en même temps l’éclat de ce qui se montre, ce qui se donne à voir, et la
violence de quelque chose sauvage qui s’impose à la vision.
Voilà
pourquoi la vision du nouveau comme ce qu’il y a à pénétrer, à exploiter, à
connaître, pourrait communiquer avec l’accident, la distorsion, la déformation,
la mascarade.
Dans
le tableau « Mascarade nuptiale » (de José Conrado Roza), le
grotesque de la représentation en général – d’un mariage de nains noirs
singeant des conventions européennes – retrouve un parallèle, ou une métonymie,
dans le personnage le plus frappant et le plus célèbre (le noir dépigmenté qui
est en bas à droite). Les « célèbres accidents de sa peau peuvent se voir
sur son portrait », selon les mots du peintre lui-même. Dans ces oeuvres
pleines d’allégories, c’est-à-dire extrêmement redevables de certaines
conventions, en accord avec les usages de l’art à l’âge néoclassique, la
déformation est aussi bien de l’ordre du registre historique (si on veut) que, par
son obsession même, une espèce d’allégorie du désir et de la difficulté
d’envisager le nouveau monde. Vouloir regarder la déformation c’est une façon
d’exprimer, encore qu’à l’insu du peintre, qu’on n’est pas en mesure de voir ce
qui est le centre de l’affaire. Oui bien, il faudrait dire que le centre de
l’affaire commence par cela même, par cette impossibilité de voir, par la tache
qui accidente la couleur.
De
ce point de vue, même si le tableau beaucoup plus récent du cowboy sur
son cheval bronco cabré (« Cow boy sur son cheval bronco cabré », de
Henri Deluermoz) est de l’ordre d’un registre moins allégorique, et même s’il
s’agit des oeuvres très éloignées dans le temps, les taches de ce cheval ne
sont pas sans rappeler les taches sur la peau du nain. Elles ont une parenté
qui n’était pas prévue par les peintres, mais qui n’est pas pour autant absente
des tableaux. Les taches sont un accident qui ne manque pas d’établir un
rapport avec l’accident du regard, dans la représentation de l’inouï, du jamais
vu. Les taches présentes dans ces tableaux, ces interruptions de la couleur,
pourraient être interprétées comme des figures du nouveau, des
figures de la chute.
Au
choc de la cruauté du tableau de Kessel le Vieux (« Scène de
cannibalisme »), comment ne pas penser à l’importance du cannibalisme, pas
seulement pour la peinture, mais aussi pour la philosophie ou pour la
littérature, en tant qu’élément redoutable, incompréhensible et donc, d’une
certaine façon, caractéristique du rapport au nouveau monde. Si
le nouveau monde est un réservoir des projections européennes de félicité, il
est aussi la négation la plus farouche et la plus insaisissable de son
humanisme fondateur, un miroir pervers qui lui montre ses refoulements les plus
douloureux.
De
ce point de vue, la scène du cannibalisme n’est pas très éloignée de la
représentation de la vie quotidienne des Amérindiens. « La fabrication du
curare dans la forêt du Brésil » (de François Auguste Biard), un poison
végétal utilisé dans la guerre, est interprétée évidemment comme une scène de
sorcellerie. La transe de l’Indien qui prépare le poison a un parallèle avec
son pouvoir de mort, avec la menace qu’il représente ; d’ailleurs, la
grande cuillère qu’il tient à la main est en parallèle très proche avec la lance
du guerrier qui portera ce poison. Les Indiens, et apparemment surtout ceux de
l’Amérique du Sud (où l’on trouve le cannibalisme), les Indiens non-civilisés
qui attiraient aussi l’attention de Debret dans son Voyage Pittoresque
et Historique du Brésil, prennent souvent des aspects monstrueux.
Regarder
le nouveau monde, je le répète, c’est donc aussi d’une certaine façon regarder
ce qu’on ne peut pas voir. C’est un accident qui risque la monstruosité.
Si
l’on rappelle que le prodige du monstre a un rapport
étymologique avec le fait de montrer, de se montrer, d’apparaître,
on comprend que voir le grotesque ou la monstruosité du nouveau ait un rapport
avec le fait de voir, un rapport avec la peinture elle-même. Disons que
regarder l’autre, pour la peinture, c’est toujours en quelque sorte faire face
à sa monstruosité, c’est-à-dire au fait de la difficulté d’envisager cet autre.
J’aimerais
comprendre le Musée du Nouveau Monde, au-delà de tout ce que j’apprends ici du
point de vue historique et ethnologique (et même littéraire), comme un
répertoire du rapport à l’autre – évidemment avec des sens, des intérêts et des
effets historiques très concrets. C’est-à-dire que les accidents du regard qui
sont en jeu dans l’observation de ce nouveau monde ne sont pas hétérogènes aux
accidents de ce qu’on appelle l’histoire, la traversée (souvent très violente)
vers quelque chose d’autre. Les récits contenus dans cette représentation du
nouveau monde ne sont donc pas exclusivement des registres ou des documents
d’une réalité inouïe : ils portent aussi avec eux l’expérience, d’ailleurs
partagée largement entre l’Europe et l’Amérique, de la violence de l’histoire,
des modalités du rapport à la civilisation qui, souvent à cause de ses propres
fantasmes, n’a pas manqué de percer, de violer, de détruire. L’euphémisme en
tant que masque du désir, la peur dans la reconnaissance de ses propres
symptômes, les ellipses de l’inconnu et les suggestions de l’accident sont
aussi des expériences de l’altérité, c’est-à-dire pleines de conséquences
éthiques.
L’objet
connu comme le « noir représenté comme sauvage sur l’horloge », de ce
point de vue, réunit la légèreté de la décoration et la pesanteur d’une réponse
au fantasme de l’altérité. Il est ici désarmé par la disjonction (par la
séparation, comme on voit souvent sur ces objets) entre l’arc et la flèche. Il
n’est plus simplement un ornement ou une allégorie historique : il porte
la trace de l’espoir de désarmer la puissance du temps qui, quoi qu’on fasse,
produira ses accidents. Arriver à l’intérieur, le connaître, le circonscrire ce
serait une façon de désarmer la puissance de l’accident et donc la violence aussi
du temps et de l’histoire. Ce serait diminuer les espaces d’ombre, les taches
sombres de l’expérience – et donc la terrible ambivalence des accidents de la
peau du noir, où les valeurs symboliques de la couleur s’invertissent et la
tache qui déforme est bien la tache blanche, une peau blanche sur
l’homogénéité noire. Comme si l’inversion nous disait que l’accident habite
l’intérieur même du regard, habite la peinture et la poésie, ici et maintenant.
[Texte
présenté au public du Musée du Nouveau Monde, La Rochelle (France), le dimanche
12 octobre 2008, 15h30 à la demande de ce Musée et de l’association Larochellivre. L’auteur
tient à remercier Jacques Charcosset par sa lecture et ses suggestions. Le
texte a été publié pour la première fois dans le site de Larochellivre :
www.larochellivre.org]
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